Le lendemain de la manifestation et de la grève générale
du 13 mai 1968, la grève partie de Sud-Aviation à Nantes-Bouguenais
s'étendit rapidement à travers tout le pays. Le lundi suivant,
il y avait dix millions de grévistes, trois fois plus qu'en 1936,
signe que le salariat s'était considérablement développé
en trente ans.
Cette vague de grèves explique la précipitation avec
laquelle se rencontrèrent, dès le samedi 25 mai, au ministère
des Affaires sociales, rue de Grenelle, représentants du patronat,
des confédérations syndicales et du gouvernement, afin de
trouver un moyen de remettre la classe ouvrière au travail.
Le contenu du protocole d'accord...
Les négociations durèrent tout le week-end, pour accoucher
d'un « protocole d'accord » au contenu dérisoire par
rapport à l'ampleur du mouvement gréviste.
Le salaire minimum interprofessionnel garanti (smig, ancêtre
du smic) était porté de 385 francs à 519 francs mensuels
pour 40 heures par semaine, alors que les syndicats eux-mêmes réclamaient
que le smig soit porté à 600 francs par mois pour 40 heures
hebdomadaires.
« Les salaires seront augmentés de 7 % au 1er juin, puis
de 3 % au 1er octobre », était-il précisé, soit
un total de 10 %, mais qui incluait les augmentations déjà
intervenues depuis le 1er janvier 1968.
En ce qui concernait la durée du travail, le protocole précisait
que « le CNPF (ancêtre du Medef) et les confédérations
syndicales ont décidé de conclure un accord-cadre dont le
but est de mettre en œuvre une politique de réduction progressive
de la durée hebdomadaire du travail en vue d'aboutir à la
semaine de quarante heures. » En bref, il n'y avait rien qu'une vague
promesse dilatoire.
Les conditions de retraite des travailleurs n'étaient abordées
qu'en quelques lignes encore plus vagues : « Le gouvernement envisage
d'augmenter à compter du 1er octobre prochain l'allocation minimum
versée aux personnes âgées et aux grands infirmes ».
Quant au paiement des jours de grève, il n'en était pas
question. Les journées de grève devaient être récupérées.
Le protocole précisait : « Une avance de 50 % de leur salaire
sera versée aux salariés ayant subi une perte de salaire.
Cette avance sera remboursée par imputation sur les heures de récupération.
»
En revanche, le paragraphe du protocole concernant le droit syndical
dans l'entreprise était largement développé. Il s'agissait
pour le CNPF de récompenser par avance les bons offices des confédérations
syndicales représentatives à l'échelon national. Car
celles-ci allaient devoir mettre en œuvre leur autorité, leur poids
et la confiance dont elles jouissaient dans la classe ouvrière pour
faire accepter le protocole par les grévistes et faire en sorte
que, rapidement, les usines tournent de nouveau.
Sur cette question du droit syndical, le protocole ne contenait pas
seulement de vagues promesses, mais bien des « garanties »
concernant entre autres la liberté de constitution de syndicats
ou de sections syndicales dans les entreprises ; la reconnaissance et la
protection des délégués syndicaux aux mêmes
conditions que les délégués du personnel ou du comité
d'entreprise ; la liberté de diffusion de la presse syndicale et
des tracts syndicaux dans l'entreprise ; la liberté d'affichage
; la mise à disposition d'un local ; le droit de réunion,
pendant le temps de travail, avec un crédit d'heures, des délégués
syndicaux. C'était autant d'améliorations non négligeables
pour les militants syndicaux, et qui pouvaient être utiles aux salariés.
Mais c'était aussi le constat qu'à Grenelle les appareils
avaient été mieux servis que les travailleurs.
... rejeté par les travailleurs qui continuent la grève
Dès 7 h 30 du matin le lundi 27 mai, en sortant de la négociation,
les dirigeants des deux plus importantes centrales syndicales, la CGT et
la CFDT, s'estimaient satisfaits. Georges Séguy, pour la CGT, déclarait
que « des revendications ont trouvé une solution, sinon totale,
du moins partielle » et Eugène Descamps pour la CFDT insistait
: « Les avantages ainsi acquis sont importants. » Encore fallait-il
en convaincre les grévistes !
Ce même lundi matin, lors du meeting dans l'île Seguin,
dans l'usine Renault de Boulogne-Billancourt, le dirigeant de la CGT Georges
Séguy se présenta, avec à ses côtés Benoît
Frachon, le signataire des accords Matignon de 1936. Ce dernier présenta
en ces termes le protocole : « Les accords de la rue de Grenelle
vont apporter à des millions de travailleurs un bien-être
qu'ils n'auraient pas espéré. » Mais à l'énoncé
de son contenu, les ouvriers de Renault répondirent par des huées.
Il en alla de même dans la plupart des grandes entreprises du pays.
Partout les travailleurs rejetaient ce protocole d'accord qui ne contenait
que des miettes, en comparaison de l'étendue de la grève.
La poursuite de celle-ci était décidée partout.
Pourtant, les représentants des confédérations
syndicales ne revenaient pas à la charge auprès du gouvernement
et du CNPF pour redemander, à l'échelle nationale, de nouvelles
négociations. Elles acceptèrent que la discussion d'une amélioration
de ce qui avait été négocié à Grenelle
se fasse au niveau de chaque branche d'industrie, de chaque secteur public
ou privé, voire de chaque entreprise. Les fédérations
syndicales de la métallurgie, de la sidérurgie, des charbonnages,
des chemins de fer, des banques, etc., adressèrent ainsi des demandes
d'ouverture de négociations à leurs patronats respectifs.
La force de la grève générale se retrouvait émiettée,
éclatée. Georges Séguy avait répondu «
À la demande du gouvernement au sujet de la reprise du travail,
nous avons indiqué que nous n'avions pas lancé l'ordre de
grève et qu'il nous était donc impossible de donner un ordre
de reprise du travail . » Mais en renvoyant ainsi chaque secteur
négocier dans son coin, la CGT créait les conditions de l'affaiblissement
de la vague de grève en la transformant en une addition de grèves
locales.
Malgré tout, les grèves se poursuivirent encore près
de trois semaines. Dans les plus grandes entreprises, les négociations
par secteur aboutirent à des augmentations de salaire un peu supérieures
à ce que prévoyait le protocole : 16 % à la SNCF,
17 % à l'EDF-GDF, 16 % dans les industries pétrolières,
22 % dans les industries textiles où les salaires étaient
particulièrement bas, etc. Mais dans bien des petites entreprises,
le patronat n'accorda rien que ce qui était inscrit dans le protocole,
c'est-à-dire pas grand-chose. Et en l'absence d'une clause indexant
les salaires sur les augmentations des prix, c'est-à-dire instaurant
l'échelle mobile des salaires, une grande partie de ces augmentations
salariales fut rapidement avalée, dans les mois qui suivirent, par
les hausses du coût de la vie.
L'après-midi de ce même lundi 27 mai, tandis que les syndicats
présentaient le protocole de Grenelle aux grévistes qui le
rejetaient, une manifestation appelée par l'UNEF se terminait par
un immense meeting au stade Charléty. Des dizaines de milliers d'étudiants
et de jeunes travailleurs se retrouvaient au coude à coude. Le Monde
daté du 30 mai titrait alors : « Le mouvement de grève
se durcit et se politise ; le général de Gaulle est parti
pour Colombey ; le Conseil des ministres est reporté ; la poursuite
de l'agitation sociale rendrait difficile le référendum et
l'opposition demande le départ du gouvernement ou du chef de l'État
». Le gouvernement paraissait en effet dépassé par
une situation qu'il ne contrôlait plus. Les partis de gauche se croyaient
aux portes du gouvernement. Ils allaient vite déchanter.
Lucienne Plain, "Lutte ouvriére" N. 2077, 23 maggio 2008