Lundi 13 mai 1968, la sympathie que le mouvement étudiant avait
rencontrée après quelques jours de manifestations, l'indignation
suscitée par les brutalités policières lors de la
nuit des barricades, avaient amené l'ensemble des organisations
syndicales et politiques se réclamant de la classe ouvrière
à appeler à une journée de mobilisation et de grève
nationale.
Ce jour-là, tout le pays s'arrêta. À Paris, un
immense défilé rassembla, selon les chiffres avancés
par la presse, un million de personnes entre la Gare de l'Est et la place
Denfert-Rochereau. Pour la première fois depuis bien longtemps dans
une manifestation de gauche, les drapeaux rouges dominaient et l'Internationale
était reprise sans se lasser. Malgré les réticences
de la direction de la CGT, les étudiants se mêlaient aux travailleurs.
Le soir, la Sorbonne était occupée.
Les grèves s'étendent
Cependant les organisations syndicales avaient conçu cette journée
du 13 mai comme une soupape devant diminuer la pression accumulée
dans la classe ouvrière et dans le pays par la révolte étudiante.
À cette journée du 13 mai, elles n'avaient ni annoncé
ni prévu la moindre suite. Et pourtant, le lendemain 14 mai, la
grève continuait à l'usine Sud-Aviation, à Bouguenais
près de Nantes, où des débrayages avaient lieu depuis
trois semaines sur des revendications de salaire et de diminution du temps
de travail. Les travailleurs y décidaient d'occuper l'usine et de
retenir le directeur et quelques cadres.
En quelques jours, la grève se répandit à travers
tout le pays comme une traînée de poudre. Le 15 mai, l'usine
Renault de Cléon, était occupée à l'initiative
de jeunes ouvriers. Et puis tout s'enchaînait. Dès le 16 mai,
le mouvement de grève illimitée avec occupation de l'usine
s'étendait de proche en proche à Renault-Flins, Renault-Le
Mans, puis Renault-Billancourt, aux portes de Paris.
Ces premières grèves, démarrées sans que
les confédérations syndicales aient donné la moindre
consigne, étaient suivies avec attention par tous ceux qui étaient
encore au travail. Dans les usines, les cantines, les radios restaient
allumées et les informations suivies avec attention. Les discussions
sur la situation étaient incessantes, tous attendaient quelque chose.
Dans cette ambiance, les organisations syndicales et en particulier
la plus influente, la CGT, décidaient enfin de prendre les devants,
d'ouvrir les vannes. Elles n'appelèrent pas l'ensemble des travailleurs
à la grève, mais afin de ne pas être débordées
par la classe ouvrière, voire d'être débarquées
si elles s'opposaient au mouvement, elles prirent l'initiative d'appeler
à la grève, usine par usine, quand la vapeur semblait prête
à faire exploser le couvercle. Elles appelaient aussi le plus souvent
à l'occupation, mais en veillant à ce que le mouvement reste
encadré par elles.
C'est que les mois qui avaient précédé mai 1968
avaient vu se dérouler, essentiellement en province, des conflits
sociaux de longue durée, que les appareils syndicaux avaient eu
bien du mal à contrôler. Et le Parti Communiste Français
venait, dans ces premiers jours de mai, de perdre la plus grande partie
de son crédit parmi les étudiants, en traitant les manifestants
de « fils à papa » et de « provocateurs ».
Il lui fallait absolument éviter de subir pareil sort dans la classe
ouvrière.
La CGT prend le tournant des grèves
La CGT et derrière elle les autres centrales syndicales donnèrent
donc le feu vert à leurs militants, dont beaucoup ne demandaient
que cela, pour entrer en grève. Celles-ci prirent rapidement de
l'ampleur. Le nombre de grévistes donné par la presse grossissait
de jour en jour, voire d'heure en heure : le matin du vendredi 17 mai,
la radio annonçait 100 000 grévistes, l'après-midi,
200 000 et dans la nuit, 300 000. Après Sud-Aviation et Renault,
Hispano, Rateau, Babcock, Berliet, Rhône-Poulenc, Air France, la
SNCF, le métro parisien, les chantiers navals de Saint-Nazaire,
etc., etc., arrêtaient le travail. Lorsque De Gaulle rentra de son
voyage en Roumanie, le samedi matin 18 mai, les grévistes étaient
plus d'un million. Le soir, la presse annonçait deux millions de
grévistes. Ils furent trois millions dans les jours qui suivirent.
Le 20 mai, la grève continuait de s'élargir, englobant les
pompistes, les taxis, les garçons de café, de multiples petites
entreprises. Tout s'arrêtait.
Cependant, tout en appelant à faire grève et en disant
qu'il fallait occuper les usines et les bureaux, les organisations syndicales
utilisaient leurs militants et leur influence pour, immédiatement,
s'assurer le contrôle de la situation. Dans la plupart des entreprises,
les occupations furent bien plus le fait de l'encadrement syndical que
des travailleurs du rang, elles revêtirent bien plus l'aspect d'une
« protection de l'outil de travail » que d'une contestation
du droit de propriété. Les appareils syndicaux purent le
faire sans rencontrer trop de difficultés, parce qu'il n'y avait
aucune organisation dans la classe ouvrière suffisamment influente
pour contester leur politique et parce que l'immense majorité des
grévistes leur faisait confiance, sans avoir conscience du rôle
que jouaient ces appareils, qui ne voulaient surtout pas mettre la bourgeoisie
en difficulté.
Le tournant des accords de Grenelle
Ainsi, dans bien des endroits, les travailleurs firent grève
en restant chez eux, se contentant de venir régulièrement
aux nouvelles avant de repartir et de laisser l'occupation de l'usine et
les initiatives aux seuls dirigeants syndicaux. Ces derniers firent même
tout ce qu'ils purent pour dresser une barrière entre les étudiants
et les travailleurs, pour isoler ceux-ci de cette jeunesse des facultés
et des lycées en pleine effervescence, d'où était
parti l'élan de liberté, de discussion, de démocratie
qui allait marquer mai 1968. Il leur fallait à tout prix empêcher
que les idées révolutionnaires qui refleurissaient en mai
68 et enflammaient toutes les discussions pénètrent la classe
ouvrière.
Après s'être mis quasiment partout à la tête
des grèves, à travers parfois des « comités
intersyndicaux de grève », les directions syndicales laissèrent
le mouvement s'écouler. Mais ce n'était plus seulement les
étudiants qui occupaient la rue et cette grève qui s'était
généralisée à toute vitesse avait déclenché
un vent de panique du côté du gouvernement et du patronat.
Il fallait maintenant trouver le moyen de faire refluer cette vague qui
avait submergé toutes les entreprises du pays.
Dès le samedi 25 mai, des négociations s'engagèrent
donc dans la hâte au ministère du Travail, rue de Grenelle,
entre représentants des confédérations syndicales,
du patronat et du gouvernement, pour tenter de trouver une issue à
la crise, un moyen de remettre au travail la classe ouvrière. On
épilogua longtemps pour savoir si, à la fin de cette réunion,
un « accord » avait été signé entre les
différents négociateurs. Le secrétaire général
de la CGT, Georges Séguy, le nia... après que le contenu
du « protocole de Grenelle » eut été hué
par les travailleurs de Boulogne-Billancourt auxquels il était venu
le présenter. Mais quoi qu'il en soit, Grenelle allait être
un coup de poignard dans le dos du mouvement gréviste. Car à
partir de ce moment-là les directions confédérales
émiettèrent le mouvement, en disant qu'il fallait désormais
négocier branche par branche, voire entreprise par entreprise.
Après Grenelle, la grève générale n'allait
plus être que la juxtaposition de grèves locales. Mais elle
allait encore durer trois semaines.
Lucienne Plain, "Lutte ouvriére", N. 2076, 16 maggio 2008