« Tous ensemble », « convergence des luttes »,
« un jour ça va péter » : comme en Mai 68 ? Les
barricades étudiantes avaient donné le signal de la révolte.
La journée nationale du 13 mai sera le point de départ. Dix
millions de travailleurs en grève ! 59% de la population active
! Contre 25% en 1936. C'est le ras-le-bol général, contre
l'exploitation capitaliste (« Non aux cadences infernales ! »)
et contre le pouvoir gaulliste (« Dix ans, ça suffit ! »).
Comment faire rentrer le fleuve dans son lit ? C'est là que les
directions réformistes jouent un rôle capital.
Les ouvriers s’opposent à la reprise. Vendredi 24 mai : la grève
dure et se répand depuis dix jours. A 20 heures, le Général
de Gaulle intervient à la télé. C'est son premier
discours depuis le début du mouvement. Il ressort sa vieille idée
de participation devant faire l'unité entre le travail et le capital.
C'est un flop. Le flot de grèves continuera à grossir.
Le samedi 25 au matin, les représentants du patronat et des
syndicats se rendent au Ministère des Affaires Sociales, rue de
Grenelle, convoqués par le premier ministre. L'initiative, en effet,
revient à Pompidou. Son idée est des plus classiques : il
faut donner aux dirigeants syndicaux de quoi organiser la reprise du travail.
Dimanche 26 mai, les discussions piétinent. Pompidou, Georges
Séguy (dirigeant de la CGT), et Huvelin (représentant du
patronat) se retirent pendant trois heures. Ils reviennent avec un «accord»,
qui ne sera jamais signé. «Grenelle» est devenu un nom
commun désignant une vaste négociation. Ce fut, en vérité,
un tête-à-tête. La «négociation»
signifiant que la bourgeoisie avait besoin de la CGT pour rétablir
l'ordre…
Les résultats sont maigres. Le taux horaire du SMIG passe de
2,22 à 3 francs et le gouvernement s'engage à faire voter
une loi sur le droit syndical dans l'entreprise. On parle aussi de négociations
ultérieures… En bref, un peu de fric pour les travailleurs, et des
droits nouveaux pour les syndicats.
Le lundi 27 au matin, la CGT organise un show radiophonique à
l'île Seguin, au centre des usines Renault-Billancourt. Depuis 7
heures, 10 000 ouvriers attendent. A l'insu des journalistes, qui ne sont
pas encore arrivés, l'essentiel se joue. Sur un rapport du représentant
CGT de l'intersyndicale de l'usine, Aimé Halbeher, la poursuite
de la grève est décidée.
Les leaders syndicaux peuvent s'exprimer. Frachon, de la CGT, rappelle
36 et s'écrie : «Les accords de la rue de Grenelle vont apporter
à des millions de travailleurs un bien-être qu'ils n'auraient
jamais espéré». Jeanson, de la CFDT, se félicite
du vote initial en faveur de la poursuite de la grève et évoque
la solidarité des ouvriers avec les étudiants et les lycéens
en lutte. On l'applaudit.
Arrive alors Georges Séguy. Il se livre à ce qu'il présente
comme «un compte-rendu objectif» de ce qui a été
«acquis à Grenelle». Au début, on entend des
sifflets. A la fin, une véritable huée qui met plusieurs
minutes à se calmer. Séguy conclut : «Si j'en juge
par ce que j'entends, vous ne vous laisserez pas faire». On l'applaudit,
et les militants PCF entonnent «Gouvernement populaire ! Gouvernement
populaire !»
Connaissant les cadres de l'appareil CGT, on peut se dire qu'ils avaient
prévu toute éventualité. Si le peu présenté
par Séguy passait, c'était bon. Si ça ne passait pas,
la CGT avait fait voter la continuation. Pas de problème, l'appareil
retombait quand même sur ses pattes. Et c'est ce qui s'est passé.
Autre précaution, qui deviendra une véritable tradition :
négocier mais ne pas signer formellement un accord ; par contre,
utiliser à fond son contenu…
Le Mai de la CGT. Dans son livre, «Le Mai de la CGT», Georges
Séguy s'appuie sur le mélange d'applaudissements et de huées
pour noyer le poisson. «Tout se déroule comme je l'avais imaginé»,
écrit-il. «Chaque point positif annoncé est salué
par une salve d'applaudissements. Chaque refus ou insuffisance soulève
une tempête de protestations et de sifflets… Une vibrante Internationale
clôture ce meeting enthousiaste.»
Entre responsables de la bourgeoisie et au plus haut niveau, on ne
fait pas dans la langue de bois. Edouard Balladur, alors conseiller de
Georges Pompidou, lui téléphone en début d'après-midi.
«ça n'a pas marché», lui dit-il simplement. Pompidou
conseille le calme et l'attentisme. L'amorce de la reprise du travail n'est
pas pour aujourd'hui, elle sera à l'ordre du jour dans quelques
temps…
L'Humanité du mardi 28 titre : «ça ne fait pas
le compte, disent les grévistes». Mais qu'en dit la CGT ?
Quel est son avis sur les résultats de Grenelle ? «Resserrez
votre unité dans la lutte», dit-elle simplement. C'est un
mot-d'ordre à double tranchant. Le jour où une partie des
travailleurs voudra empocher les miettes et reprendre le boulot, la seule
manière de préserver l'unité, ce sera de reprendre…
tous ensemble.
En mai 68, on écoute la radio. Ce que n'avaient pas fait la
bande de jeunes proches de Voix Ouvrière à l'Alsthom Saint-Ouen.
L'un deux raconte :
«Ce matin-là, 27 mai, vers 11 heures, on entreprend d'aller
vers la cantine. On tombe sur la bande PC-CGT, et tous faisaient une tête
pas possible. On les regarde étonnés. Et un gars de la CGT
un peu correct (il y en avait deux ou trois) nous explique avec des trémolos
dans la voix que Séguy s'est fait huer à Billancourt. ça
n'a pas raté : ‘C'est bien fait pour votre gueule’. Et on est allé
casser la croûte.»
C'était le lendemain de Grenelle. Séguy était
allé à Billancourt, et Krasucki à Citroën, pour
présenter le résultat de leurs tractations avec le patronat.
Les deux s'étaient fait huer et siffler. On a su ensuite que la
CGT avait fait voter la grève avant que Séguy n'arrive à
Billancourt. Donc, ils avaient prévu le coup, et une solution de
repli. Mais à Citroën, ils n'avaient rien fait voter avant,
et c'est bel et bien la CGT et Krasucki qui étaient sifflés.
Krasucki s'est immédiatement repris en affirmant au micro : «ça
c'est ce qu'ils proposent, mais la CGT n'a rien signé». Peut-être
pas ; toujours est-il que dans les boîtes, c'est bien Séguy
et Krasucki qui sont apparus comme s'étant fait huer à Billancourt
et à Citroën.
M.C., "Partisan", février 2008
Mai 68 quelques références
• Mai 68, il y a 20 ans, Partisan n° 30, 31, 32 (avril, mai, juin
1988)
• Mai-juin 68, Partisan n° 131, 132 (juin et septembre 1998)
• Brisons les vieux engrenages, recueil d'articles, juin 93
• Mai 68 ou 120 ans après, par Nicolas Rivière, 1972,
50 pages
• La France de 68, par Alain Delale et Gilles Ragache, Seuil 1978
• Le mai de la CGT, par Georges Séguy
• Mai 68 et ses vies ultérieures, par Kristin Ross, éditions
Complexe
• Ouvriers face aux appareils, Cahiers Libres 183-184, Maspéro
• L'insubordination ouvrière dans les années 68, Presses
Universitaires de Rennes, 400 pages, 2007
• Mai-juin 68, Mouvement Communiste, décembre 2006
• 500 affiches Mai 98, par Vasco Gasquet, éditions Aden, septembre
2007, 20 euros