Beaucoup d’ouvriers, en mai 68, et surtout en juin, ont vu les limites de l’action syndicale, même celle de la CGT, qui pourtant prétendait s’inscrire dans un changement de société. Le Groupe ouvrier Hispano (dans son livre «Ouvriers contre les appareils»), à La Garenne-Colombes, constatait alors que « les augmentations de salaire, dans la mesure où elles réussissent à maintenir le pouvoir d’achat des travailleurs, contribuent à l’équilibre de l’économie. La CGT apparaît de moins en moins comme un syndicat de producteurs. Elle ne vise plus la transformation des rapports de production et défend de moins en moins les intérêts de classe. Elle défend plutôt les intérêts des individus en tant que consommateurs, intégrés à la société bourgeoise, où elle joue le rôle d’un organe régulateur.»
Le PCF, un Parti réformiste
Cette compréhension de la confédération CGT en
68, le groupe ouvrier d’Hispano Suiza l’a étendu au PCF, dont plusieurs
avaient fait partie : «Nous reprochons à la direction du Parti
de n’avoir pas exploité le grand mouvement de contestation des structures
bourgeoises qui a traversé notre pays, et d’avoir dévié
ce grand élan vers des questions purement revendicatives, nécessaires
certes, mais insuffisantes. L’action du Parti a ainsi consisté à
canaliser l’action des travailleurs dans un chemin opposé à
leurs aspirations profondes. Elle a été marquée par
la volonté de négocier à tout prix avec le patronat,
à n’importe quel échelon, et elle a dévié tous
les espoirs vers des succès parlementaires illusoires. Dès
que la situation le permettait, le PCF revenait à son idée
fixe : l’union avec les «couches moyennes» pour la «démocratie
avancée». «Pour éviter d’effrayer les forces
démocratiques, progressistes et nationales (autrement dit, la petite-bourgeoisie),
la lutte pour le socialisme est remise à plus tard. On ne propose
qu’une démocratie qui sera selon les jours avancée, authentique,
véritable ou réelle. Le programme présente aussi les
nationalisations : il ne s’agit pas de porter atteinte au capitalisme,
mais de l’aider à fonctionner de manière plus moderne.»
Ils ont même été au-delà de cette compréhension
d’un PCF réformiste aidant à moderniser le capitalisme. Ils
ont perçu aussi qu’il tire sa force, son rôle social, et toutes
les positions qu’il a acquise dans le système, de son rôle
d’encadrement de la classe ouvrière, pour la maintenir, elle aussi,
dans le cadre du capitalisme. D’où son acharnement à en rester
le principal représentant, et sa hargne à évincer
ceux qui prétendent le déloger de ce fromage.
« Mal reçu dans le chœur des partis bourgeois, le PCF
doit utiliser l’emprise qu’il continue à exercer sur la classe ouvrière
par l’intermédiaire de ses organisations de masse. Quand les luttes
se développent spontanément, le PC tente de les utiliser
pour faire pression sur l’opinion ou le gouvernement, tout en les empêchant
de déboucher sur des perspectives révolutionnaires. C’est
ce qu’il a fait en 68», dira encore le Groupe ouvrier Hispano.
Manquait un Parti révolutionnaire
Mais la compréhension de cette nature contre-révolutionnaire
du PCF commençait à peine pour une fraction d’ouvriers, car
elle venait en contradiction avec les affirmations répétées
du Parti s’affirmant toujours révolutionnaire et avant-garde de
la classe ouvrière. La grande nouveauté de mai-juin
68 est là : le début d’une compréhension de masse
de qui sont les amis et les ennemis dans la lutte contre le capitalisme.
Il y avait encore un pas énorme entre cette compréhension,
diffuse, et limitée en effectifs, et la création d’un autre
Parti qui organise les combats de la classe ouvrière. Au moins,
on savait ce qui manquait : «Je crois que Mai dégelait une
situation, mais je ne crois pas qu’on pouvait remporter la victoire. Il
n’y avait pas l’outil nécessaire : le parti révolutionnaire
qui voulait prendre le pouvoir.» «En général,
on n’imagine pas qu’on pourrait construire quelque chose en dehors du patronat,
en dehors du capitalisme.» «Si on comptait sur nous-mêmes
et non sur les autres, il y aurait peut-être un autre climat.»
(Groupe ouvrier Hispano)
N. Rivière, dans sa brochure «Mai 68 ou 120 ans après»,
en tire comme conclusion : «Il y a un chemin entre faire grève
malgré les réformistes et lutter consciemment contre le réformisme.
L’adversaire encore mal connu, donc formidable, que le prolétariat
a vu se dresser en face de lui en Mai 68, c’est le réformisme, et
abasourdi par cette effroyable découverte, il n’a pu que reculer
momentanément pour assimiler cette nouvelle difficulté,
pour s’armer contre ce nouvel obstacle».
Mai-juin 68 a renouvelé la compréhension et la lutte
contre le capitalisme. Après les révolutions anti-coloniales,
et le rendez-vous manqué avec la classe ouvrière algérienne,
des questions et des réponses nouvelles ont été
posées sur le capitalisme, sur la façon de produire, et sur
la manière de vivre en société. Le PCF avait conscience
que ces idées étaient dangereuses pour sa main-mise politique
sur la classe ouvrière, mais il n’a pu empêcher que son influence
ne soit contestée au fond.
La classe ouvrière a buté sur la découverte de
la nature contre-révolutionnaire du PC, et sur les divisions politiques
que ça créait. Les trotskistes défendaient toujours
la thèse d’un PCF parti ouvrier dégénéré,
bureaucratisé, qu’il fallait convaincre et faire évoluer.
Certains maoïstes ont amorcé une critique plus profonde du
PCF, tirant des enseignements de la lutte politique menée par le
PC chinois contre le PC de l’Union soviétique. Si la notion de révolution
a été remise à l’ordre du jour des consciences, tous
les débats menés dans la classe ouvrière n’ont pu
être ni capitalisés ni centralisés et portés
à un niveau supérieur d’organisation.
Bref, la confusion régnait… et elle ne s’est pas tellement dissipée
depuis !
Cet article est le fruit d’un travail collectif de militants et de
sympathisants de l’OCML-VP. Le Comité de rédaction s’est
permis d’y ajouter des inter-titres et de faire quelques modifications
de forme.