“Les événements de 1968 furent avant tout un refus
massif de la part de milliers, voire de millions, de personnes, de continuer
à concevoir le social de manière traditionnelle, c'est-à-dire
comme un ensemble de catégories séparées et étroites.
Les acteurs anonymes qui composaient les comités de quartier et
d’usine, travailleurs, étudiants, paysans et tous les autres se
sont retrouvés à questionner le système dans son ensemble,
non en fonction de leurs propres intérêts, mais au nom des
intérêts de la société dans son ensemble.»
(K.Ross dans son livre : «Mai 68 et ses vies ultérieures»
Ed. Complexe)
Bouleversement des consciences !
La place assignée à chacun dans la société
était bouleversée, remise en cause. Les étudiants
cessèrent de fonctionner comme des étudiants, les travailleurs
comme des travailleurs et les paysans comme des paysans. «Ce fut
un événement dans la mesure où des milliers, voire
des millions, de personnes ont été entraînées
beaucoup plus loin que ce que leur éducation, leur situation sociale
ou leur vocation initiale leur auraient permis d’espérer.»
(K.Ross)
Du coup, de nouvelles questions politiques se posent concrètement,
inimaginables avant ces échanges entre étudiants, ouvriers
et paysans. Osons parler de fertilisation croisée ! «Quelle
inspiration révolutionnaire les travailleurs ont puisé à
la Sorbonne ? On peut le résumer d'un mot : c'est l'idée
de la "démocratie directe" considérée comme un but
en soi, c'est le "pouvoir à la base", c'est les "soviets" »
(N. Rivière Brochure «Mai 68 ou 120 ans après»
)
La CGT de Renault Billancourt a pu durant tout le conflit empêcher
l’accès de l’usine aux étudiants, mais elle n’a pu empêcher
que de jeunes ouvriers aillent se frotter, à la Sorbonne ou à
l’Odéon, à la petite-bourgeoisie en lutte.
La division sociale du travail remise en cause
Le mouvement de Mai s'est, au fil de son existence, orienté
vers une critique de la division sociale du travail. Les ouvriers se sont
emparés pour leur compte de la critique fondamentale que les étudiants
faisaient au système univer-sitaire : on refuse de devenir les cadres
d’une société d’exploitation. Ce qui a germé au fil
de la lutte ouvrière, c’est ce refus de rester à la place
assignée à l’ouvrier. Que dit d’autre la fameuse ouvrière
de chez Wonder (voir le film sur le site ouvalacgt) : «Je ne peux
plus retourner à la place que j’ai si longtemps occupée.
Ce n’est plus possible, j’ai changé, je n’accepte plus ce que j’acceptais
avant.»
Et cela n’a été possible que parce que le cadre dans
lequel la classe ouvrière était maintenue s’est fendu de
toute part (on revendiquait, mais dans le cadre du système). Ce
cadre est devenu un corset insupportable.
«L'intervention politique quitta sa place, sa place propre, qui
était, pour la gauche de l'époque, le Parti communiste ;
les questions politiques se traitèrent dans d'autres lieux, avec
d'autres interlocuteurs.» ( K. Ross)
L’horizon s’est élargi, les murs sont tombés. Tout le
monde fait de la politique, c’est-à-dire s’occupe des affaires de
tout le monde. Mai-juin 68 a été, dans ce sens, un
grand mouvement de politisation. Comme l’a dit le journal satirique Hara-Kiri
après : on arrête tout et on réfléchit.
De la parole à l’acte ?
Il faut quand même dès maintenant soulever ce paradoxe
que la parole s’est libérée, mais qu’elle ne s’est pas traduite
en organisation, en alternative.
Ainsi, Mai 68 est souvent perçu comme le départ du mouvement
de libération des femmes. Mais cela est plus une conséquence,
parce qu’en ouvrant les têtes et les cœurs, Mai 68 a bousculé
les comportements. Cela s’est joué dans les années qui ont
suivi. En juin même, la question du statut des ouvrières est
rarement posée. Ainsi en dépit de l’importance de la mobilisation,
les ouvrières ne conduisentpas leur grève.
«Une déléguée CGT raconte : «Nous
veillons à la bonne tenue d’abord. Les hommes occupent la nuit,
les femmes pendant la journée. Les très jeunes filles sont
prises sous laresponsabilité des déléguées.
Pas question, même s’il y a un petit flirt qui attend, de leur permettre
de sortir. Leurs parents savent qu’elles sont ici, et ils peuvent être
tranquilles. Une grève menée par des ouvrières suscite
fréquemment un discours sur leur sexualité.» (Xavier
Vigna dans «L’insurrection ouvrière dans les années
68». Essais d’histoire politique des usines. Rennes : P.U. de Rennes)
Sur les ouvriers immigrés pèse la même suspicion
que sur les ouvrières : celle d’être des
briseurs de grève. D’où la fréquence d’un discours
militant qui se félicite de la participation des étrangers
à la lutte, qui souligne leur action. En région parisienne,
un Comité d’action des travailleurs étrangers se crée,
de même qu’un Comité de liaison des organisations de travailleurs
immigrés en France.
Chez Citroën, la CGT ne se satisfait pas de vagues améliorations
dans l’ordre social et professionnel. Elle conteste l’utilisation par la
direction d’interprètes qui serviraient aussi d’agents de surveillance.
La précision des revendications prouve qu’elles ont été
rédigées avec les ouvriers concernés. Des ouvriers
étrangers jouent un rôle actif dans certaines usines. A Renault
Billancourt, ils rédigent une plate-forme revendicative spécifique.
Un second faisceau d’indices est constitué par les listes d’étrangers
expulsés en France pour leur participation au mouvement de grève.
Entre le 24 mai et le 20 juin 1968, 183 étrangers de 37 nationalités
différentes sont expulsés. Ainsi, à partir des grèves
de mai et juin, ils comptent et campent sur la scène gréviste,
comme les ouvrières.
Une politisation de masse
Et puis, compte tenu de la diversité des secteurs en lutte,
et malgré le «chacun chez soi et mon usine sera bien gardée»,
de nombreux échanges et problèmes sociaux sont évoqués
qui débouchent sur des questions nouvelles :
• quelle place sociale pour la paysannerie ?
• l’art au service de qui ?
• la sexualité, et en particulier l’homosexualité, sont
débattues publiquement ;
• remise en cause des frontières de la normalité, de
la folie et de son traitement ;
• l’enseignement, le journalisme, la santé… sont contestés
;
Le poids des idées anciennes est soulevé, de nouvelles
façons de penser et d’agir sont débattues et certaines mises
en pratique (on ne peut d’ailleurs pas tout mettre en pratique dans le
cadre des rapports capitalistes).
C’est bien d’une politisation de masse qu’il s’est agi, dans laquelle
la classe ouvrière a été présente, témoin
et réceptacle de ces idées, qui allaient changer la donne
pour au moins dix ans… Ceux qui critiquent l'idéalisme de mai-juin
68 tentent de mettre le couvercle sur ce bouillonnement novateur d'idées
fécondes. C’est le capitalisme, sous toutes ses facettes tentaculaires,
qui a été remis en cause. Et qui a été défendu
par d'autres, par ceux qui ne dénoncent qu’un système de
répartition injuste.
Mai 68, quel souffle révolutionnaire !
Cet article est le fruit d’un travail collectif de militants et de
sympathisants de l’OCML-VP. Le Comité de rédaction s’est
permis d’y ajouter des inter-titres et de faire quelques modifications
de forme.