Mai 68 démarre dans la violence. Le pavé des barricades
étudiantes en reste le symbole. On se souvient plus de Gilles Tautin,
étudiant mort à Flins, que de Pierre Beylot et Henri Blanchet,
tués par les CRS à Sochaux (1). On se souvient aussi de De
Gaulle à Baden-Baden et des mouvements de chars en banlieue parisienne.
Mais on ignore totalement «l’opération stades».
Le 23 mai, en fin d’après-midi, les hommes du SAC (Service d’Action Civique, service d’ordre et véritable police parallèle gaulliste) reçoivent des ordres, et des listes à en-tête de la DST (service de contre-espionnage !).
52 400 militants
Les ordres : se préparer à cueillir les «rouges»
chez eux et à les interner dans des stades. Les listes : 52400 personnes,
dans 41 villes, des militants de gauche et d’extrême-gauche, parfois
des anciens militants, ou de simples abonnés à des revues
«contestataires».
Chaque groupe de 5 à 10 barbouzes reçoit pistolets mitrailleurs
et pistolets automatiques. Des véhicules sont réquisitionnés
: des bus, des camions, des autocars. Prévue initialement pour le
24 mai, «l’opération a été remise
de 24 en 24 heures et a été définitivement annulée
le 29 mai à 17 heures
sur un coup de téléphone du PC de Foccart» (2).
Ce qui est intéressant, c’est que ces faits n’ont été
connus que six ans plus tard, révélés d’abord dans
le journal Libération du 24 février 1974, puis
dans le Canard Enchaîné, le Nouvel Observateur, etc. Une
opération stades ? La comparaison s’imposait avec la grande rafle
des Juifs en juillet 1942, celle des colonels grecs en 1967, et surtout
Pinochet au Chili en septembre 1973.
Le contexte
Pendant ces quelques jours de la fin mai 68, le pouvoir semblait paralysé.
Les têtes politiques de l’heure, élus gaullistes, étaient
désemparés. La contestation étudiante continuait de
plus belle. Tout le pays était maintenant en grève (entre
9 et 10 millions de grévistes). Les paysans s’étaient joints
au mouvement, ainsi que des pans entiers de l’appareil d’Etat : journalistes,
fonctionnaires... L’armée, composée essentiellement d’appelés,
était consignée, considérée comme «peu
sûre».
Et la police fatiguait. D’où le voyage, discret lui aussi, le
29 mai, de De Gaulle à Baden-Baden, où il rencontre Massu,
«pour s’assurer du moral et de l’état d’esprit des troupes
stationnées en Allemagne» (3).
A partir du 29 mai, la classe politique dirigeante se ressaisit. Elle
organise sa contre-offensive, à sa manière : politicienne.
Le SAC reçoit l’ordre de rendre les listes, et de préparer
et encadrer la grande manif de droite du 30 mai sur les Champs Elysées.
Une heure avant la manifestation, De Gaulle intervient à la télé.
Il annonce la dissolution de l’Assemblée Nationale, des élections
législatives anticipées, et menace d’utiliser l’article 16
de la Constitution : «Si cette situation de force se maintient, je
devrai, pour maintenir la République, prendre, conformément
à la Constitution, d’autres voies que le scrutin immédiat
du pays».
Bien joué ! Premièrement, contrer l’adversaire sur son
propre terrain : la rue. Deuxièmement, l’amener sur le terrain de
la bourgeoisie : les élections. En prime, la menace voilée
d’une intervention de l’armée. Et ça marche. PCF, CGT, FGDS
(avec Mitterrand) et autres partis et organisations de gauche n’auront
plus qu’une idée en tête : les élections des 23 et
30 juin. Premièrement, utiliser les «acquis
de Grenelle» pour faire reprendre le travail, et deuxièmement
«aboutir, au-delà du grand succès revendicatif, à
une victoire politique» (George Séguy, secrétaire général
de la CGT).
Les chars et les CRS
Dès le soir du 30 mai, de curieux mouvements de blindés
sont observés en banlieue parisienne. «A Nogent-sur-Seine,
les chars ont bifurqué sur Bry-sur-Seine, direction Montereau, Fontainebleau,
et Saint-Germain-en-Laye (camp des Loges) où ils devaient arriver
dans la soirée» (4).
D’autre part, «pendant les cinq premiers jours de juin, les interventions
de la police sont innombrables, et touchent toutes les grandes villes de
France. Sont visés en priorité : les centres de chèques
postaux, les recettes principales, les dépôts d’essence, les
relais de l’ORTF, etc. Les syndicats ont donné des consignes de
modération : ...ne pas s’opposer aux interventions de la police»
(3).
Il y a au moins deux grandes usines où ces consignes de modération
ne seront pas respectées, et qui resteront dans les mémoires
: Renault-Flins et Peugeot-Sochaux. Mais c’est autour du mot d’ordre
«La lutte continue». Voici le point de vue adopté par
un groupe d’écrivains et d’ouvriers actifs dans le mouvement : «De
Gaulle incite à la violence..., nous n’entrerons pas dans son jeu...,
la grève doit continuer». Point de vue confirmé, des
années plus tard, par une ouvrière lors d’un débat
sur mai 68 : «Le problème n’était pas de faire la révolution,
mais que la CGT ne brade pas la grève...» (5).
Répression et dissuasion
L’Etat est d’abord une organisation d’hommes en armes, rappelait Lénine
dans «L’Etat et la révolution». Ce que nous rappelle
mai-juin 68, c’est que la meilleure utilisation de cet appareil militaire,
pour la bourgeoisie, c’est sa non-utilisation. C’est la dissuasion. Autrement
dit la menace qui engendre la peur.
Il y a en effet deux violences à l’œuvre en 68. Une violence
ouverte, ostensible, dissuasive. Celle des CRS et des flics, avec quelques
blindés. Et une violence secrète, discrète, de dernier
recours : l’opération stades avec le SAC, et le voyage à
Baden-Baden. Les uns, les flics, sont intervenus la plupart du temps sans
munitions ; les autres, les «spéciaux » et « parallèles
», n’ont pas reçu l’ordre de réprimer.
Finalement, la bourgeoisie s’en est bien tirée. Avec l’aide
irremplaçable des réformistes. Ni l’armée stationnée
en Allemagne, ni les pistolets automatiques des barbouzes n’ont eu à
intervenir. Le bâton de la répression ouverte est resté
secondaire ; il n’a fait qu’aider la carotte des réformes. Globalement,
Grenelle et les législatives ont suffi pour «rétablir
l’ordre», c’est-à-dire le bon fonctionnement du capitalisme.
Le problème du pouvoir d’Etat dans sa réalité
crue, militaire, a été peu présent dans les débats
de 68, et peu débattu après. Car il pose d’une manière
concrète le problème de la révolution et du parti
révolutionnaire. En 68, la classe ouvrière n’était
pas prête. Elle faisait encore trop confiance aux partis réformistes.
(1) Voir notre blog «ouvalacgt».
(2) Patrice Chairoff, «B comme barbouzes», Ed. Moreau,
1975.
(3) La France de 68, Delale et Ragache, page 133 et page 139.
(4) L’Aurore du vendredi 31 mai, photo à l’appui.
(5) Cité dans K. Ross, «Mai 68 et ses vies ultérieures».