Cet article est extrait du n° 81 du journal de nos camarades italiens, L'Internazionale
Après la guerre, les premiers gouvernements italiens auxquels
participèrent le Parti Communiste et le Parti Socialiste s'engagèrent
dans l'effort de reconstruction, en intensifiant au maximum l'exploitation
des travailleurs avec la complicité des syndicats. Puis, après
l'exclusion du PCI et du PSI du gouvernement et la victoire électorale
de la Démocratie Chrétienne en 1948, et grâce aux financements
du plan Marshall, la croissance économique se consolida. Sur le
plan politique ce fut la domination de la Démocratie Chrétienne,
alliée avec les autres petits partis centristes, et l'ingérence
étouffante du Vatican dans la vie politique et dans la vie sociale.
À partir du milieu des années 1950, on assista à
un abandon de plus en plus rapide des campagnes. Ce mouvement, plus encore
que des campagnes vers les villes, était un déplacement du
sud au nord du pays, en direction du « triangle industriel ».
Les travailleurs de l'industrie allaient représenter jusqu'à
44,4 % de la population active en 1971, avec des millions de nouveaux ouvriers
non qualifiés et que les directions réformistes contrôlaient
difficilement.
La jeunesse entre en scène
En juillet 1960, une bataille de rue éclata à Gênes
pour empêcher le congrès du MSI néo-fasciste qui devait
se dérouler dans cette ville. On vit surgir au premier rang une
nouvelle génération de jeunes travailleurs, ceux qu'on appela
les « maillots rayés ». Une autre bataille importante
fut celle de Piazza Statuto à Turin en juillet 1962. Des milliers
de travailleurs protestèrent devant le siège du syndicat
UIL contre l'accord bidon signé par ce syndicat avec la Fiat. Il
y eut des affrontements violents entre de jeunes travailleurs, en grande
partie des immigrés du sud, et la police.
Sa rapide transformation imposait au capitalisme italien d'avoir une
main-d'œuvre plus qualifiée, pour mieux affronter les problèmes
entraînés par sa croissance. Il fallait pour cela que le niveau
d'instruction de la population augmente. Ainsi des millions de jeunes accédèrent
aux études secondaires. Les étudiants dans les universités
passèrent de 190 000 en 1946 à 620 000 en 1969. Ils n'étaient
plus seulement des fils de bourgeois ou de petits-bourgeois ; pour la première
fois beaucoup venaient de familles de travailleurs salariés.
Avant même 1968, des milliers de jeunes, qui par la suite allaient
être au premier rang du mouvement, firent des expériences
collectives.
En 1966 un étudiant socialiste trouva la mort au cours d'un
raid fasciste à l'université de Rome, un fait qui suscita
une forte indignation populaire. La même année encore, dans
un pays confit de morale catholique, un petit journal publié par
les élèves du lycée Parini de Milan fit scandale pour
avoir, dans le monde figé de l'école italienne, traité
des mœurs des jeunes, y compris de leurs mœurs sexuelles.
Mais ce fut à la fin de 1966 que des milliers de jeunes firent
une expérience qui les marqua profondément. Le 4 novembre,
après des pluies torrentielles, l'Arno déborda, inondant
Florence et faisant 70 morts et 12 000 sans-abri. Le patrimoine culturel,
à commencer par la Bibliothèque nationale où des milliers
de volumes furent submergés par la boue, subit des dommages incalculables.
Des milliers de jeunes, de façon spontanée ou organisée,
se dirigèrent sur la ville pour exprimer leur solidarité.
L'expérience ainsi acquise collectivement allait se retrouver dans
les luttes des années suivantes.
Luttes étudiantes et ouvrières
Les premières protestations étudiantes commencèrent
déjà en février 1967, à Pise, et au mois de
novembre suivant à Turin et à l'Université catholique
de Milan. Les facultés furent occupées en protestation contre
l'augmentation des droits universitaires, contre l'école qualifiée
d' « école de classe », mais également contre
la guerre du Vietnam dont la télévision parlait chaque jour.
Au fil des semaines, le mouvement devint toujours plus politique.
En janvier 1968 commença une vague d'occupations dans les universités
et les lycées. Il y eut des occupations d'universités de
Trente à Catane, de Rome à Milan, de Pise à Lecce.
À Rome, le 1er mars, la police et les étudiants voulant réoccuper
la faculté d'architecture s'affrontèrent durement. Il y eut
478 étudiants blessés, ainsi que 150 policiers, et de nombreuses
arrestations. Le mouvement allait continuer toute l'année et des
manifestations ouvrières commencèrent à s'y associer,
comme chez Pirelli de Milan ou à Valdagno, dans la province de Vicence,
où les ouvriers protestant contre l'augmentation des cadences et
contre des licenciements abattirent la statue de Gaetano Marzotto, père
fondateur des usines textiles du même nom, et à Pise où
ouvriers et étudiants furent côte à côte pour
la première fois et affrontèrent la police.
Après l'été et la rentrée scolaire, le
mouvement reprit vigueur. L'automne fut la grande période des écoles
secondaires, qui furent occupées à Rome et dans des dizaines
d'autres villes. En même temps le mécontentement ouvrier continuait
à croître, s'exprimant par une grève générale
le 14 octobre. Il y eut de nouveau des affrontements entre manifestants
et policiers à Florence, à Reggio de Calabre et à
Turin devant les grilles de la Fiat. L'année se conclut le 2 décembre
en Sicile avec l'assassinat par la police de deux ouvriers agricoles en
grève. « L'année des ouvriers », 1969, commençait,
au cours de laquelle des centaines de milliers de travailleurs, à
l'exemple des ouvriers des grandes usines du Nord, allaient descendre dans
la rue contre ce capitalisme dont le boom s'était construit sur
leur exploitation.
Des forces politiques dépassées par le mouvement
Le rôle des forces politiques de la gauche organisée, en
particulier au début du mouvement, fut très limité.
Elles furent surprises par celui-ci et ce n'est qu'au cours des années
suivantes, quand il allait refluer, que le PCI, en tant que force de loin
la plus organisée, allait réussir à attirer une nouvelle
génération venue à la politique en 1968.
Les groupes de l'opposition antistalinienne, qui n'avaient survécu
après la Seconde Guerre mondiale que comme minorités restreintes,
ne réussirent pas à se renforcer et à se régénérer
avec l'explosion du mouvement. La tendance bordiguiste « liquida
» le mouvement comme un phénomène de protestation d'
« intellectuels petits-bourgeois réactionnaires ». Les
trotskystes payèrent chèrement la désastreuse tactique
de l'entrisme pratiquée les années précédentes.
N'ayant pas construit une organisation indépendante et autonome,
ils ne purent intervenir de manière coordonnée dans le mouvement.
En outre un grand nombre de leurs jeunes adhérents allaient être
influencés par la « mode » maoïste et abandonner
le trotskysme, dont le rôle dans les luttes ouvrières allait
être marginal.
Des luttes de 1968 et de 1969 allaient naître des organisations
qui eurent un certain poids, se définissant comme « communistes
». Très liées à la spontanéité
des luttes, influencées par le maoïsme, elles n'avaient pas
de projet sérieux de construction d'un parti. Leur vie éphémère
finit avec le reflux des luttes, un grand nombre de leurs militants allaient
être regagnés par le réformisme. Quelques-uns, en particulier
ceux qui provenaient de Lotta Continua et de Potere Operaio (Pouvoir Ouvrier),
s'engagèrent dans le terrorisme armé, tandis que d'autres
se retiraient de la politique.
En Italie le vieux mécanisme scolaire, héritier de la
vieille société agricole et industrielle, se trouva en crise
du fait du développement impétueux de l'économie d'après-guerre,
de l'industrialisation accélérée, de la disparition
du vieux monde paysan et du processus de prolétarisation qui en
découlait. L'école et l'université, construites pour
ce monde désormais dépassé par la pleine maturité
impérialiste de l'Italie (c'était les années au cours
desquelles les grands groupes, Fiat, l'ENI, etc. commençaient à
se placer avec succès sur le marché mondial) entrèrent
en crise en tant qu'instruments de transmission des valeurs bourgeoises
aux jeunes générations étudiantes, crise qui porta
à l'explosion du mouvement.
Ainsi s'ouvrait la possibilité de conquérir à
la cause du prolétariat une génération de futurs intellectuels
qui sinon, de façon « naturelle », allaient finir par
se mettre au service de la bourgeoisie pour renforcer sa domination. L'occasion
fut perdue pour l'essentiel, du fait de l'absence d'une avant-garde révolutionnaire,
fût-elle restreinte, ayant eu des idées et un programme clair
pour la construction du parti. Une grande part des protagonistes de 1968,
ceux qui n'abandonnèrent pas la politique, furent rapidement récupérés
par la bourgeoisie et par ses partis.
"Lutte ouvrière", N. 2082, 27 juin 2008