Juin 68 à Renault Flins et Peugeot Sochaux: Les CRS tentent d'imposer la reprise par la force... mais relancent la grève !


Début juin 1968, pour accélérer la reprise du travail, le gouvernement choisit d'envoyer les CRS reprendre de force des usines occupées, notamment Renault Flins et Peugeot Sochaux. Ces deux tentatives échouèrent, car la combativité ouvrière restait forte malgré les manœuvres du gouvernement, du patronat et des centrales syndicales pour en finir avec la plus grande grève ouvrière que le pays ait connue.

La fin de la grève et la reprise à Renault Flins

À Renault Flins, le 4 juin, les grévistes avaient brûlé les urnes pour empêcher un vote sur la reprise du travail. Mais le 6 juin, dans la nuit, les half-tracks des CRS défonçaient les grilles de l'usine. En réponse, le vendredi 7 juin, 5 000 ouvriers se rassemblaient devant l'usine, bien décidés à ne pas reprendre le travail.
Les dirigeants syndicaux avaient prévu un meeting aux Mureaux, à 4 km de l'usine, mais ils durent le tenir à 300 mètres du cordon de policiers gardant l'entreprise. Les ouvriers imposèrent aussi aux dirigeants syndicaux que les étudiants présents puissent exprimer leur soutien, ce que fit Alain Geismar.
À 10 h 30, la police chargeait les ouvriers de retour devant l'usine, à coups de matraques et de gaz lacrymogènes. Les travailleurs ripostèrent en lançant des cailloux. La police dégagea les abords de l'usine. Les représentants syndicaux, eux, disparurent, non sans avoir incité les travailleurs à ne pas se défendre et en répandant des calomnies contre les gauchistes, ce qui visait aussi bien les ouvriers combatifs que les étudiants présents. Les uns et les autres, repoussés par les policiers, se retrouvèrent dans les champs autour de l'usine. Tout l'après-midi, les policiers leur firent la chasse avec une brutalité qui indigna la population.
Samedi 8 au matin, il y eut un meeting aux Mureaux où parlèrent la CGT, la CFDT, le PCF et le maire, de la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste, ancêtre du Parti Socialiste). Le représentant du PCF stigmatisa les « provocateurs venus de l'extérieur », c'est-à-dire les étudiants solidaires et non pas les policiers ! Il était à l'unisson de l'Humanité qui dénonçait les «  commandos Geismar » organisant « la provocation contre les grévistes de Renault ». Des huées saluèrent cette déclaration. À nouveau, les ouvriers exigèrent « la parole aux étudiants ». Après le meeting, des travailleurs demandaient des comptes aux militants du PCF sur la politique de leurs dirigeants. En deux jours, les ouvriers de Flins apprirent beaucoup, surtout sur leurs faux amis.
Les policiers, eux, continuèrent leur chasse à l'homme. Le lundi 10 juin dans l'après-midi, ce fut le drame : un lycéen maoïste, Gilles Tautin, 17 ans, poursuivi par des gendarmes, se jeta dans la Seine pour leur échapper et s'y noya. Devant l'émotion soulevée, la direction de Renault fit marche arrière. Les CRS abandonnèrent l'occupation. Les ouvriers de Flins la reprirent et celle-ci continua jusqu'au 17 juin. À cette date, la fin de la grève fut votée à une courte majorité. À la reprise du travail, les chefs comme les responsables syndicaux se firent discrets. Mais deux jours plus tard, la direction refusait de renouveler le contrat de deux ouvriers « meneurs » et prétendait rétablir les cadences d'avant la grève. La colère explosa à nouveau et la moitié des ouvriers débrayèrent sur-le-champ. La nuit, la CFDT et les ouvriers les plus combatifs parlaient de relancer la grève, mais la CFDT céda au refus de la CGT, et les travailleurs reprirent le travail.

À Peugeot Sochaux, les CRS tuent deux ouvriers

Chez Peugeot à Sochaux, le 8 juin, les dirigeants syndicaux étaient décidés à mettre un terme à une occupation qui durait depuis le 17 mai. Ils appelèrent les ouvriers à manifester en ville, pour pouvoir plus facilement disperser les piquets de grève restés à l'usine. Ceux-ci comprirent la manœuvre. Des ouvriers prirent une voiture sono pour aller expliquer à ceux de la manifestation ce qui se tramait dans leur dos. Malgré cela, à minuit, l'usine était évacuée et le travail était censé reprendre le lundi 10 juin.
Mais ce jour-là, les ouvriers des ateliers de fabrication de carrosserie débrayèrent et firent le tour de l'usine pour mettre les autres secteurs en grève. À 13 heures, l'occupation était votée à nouveau. Les travailleurs exigaient l'élection d'un nouveau Comité central de grève (celui de la précédente occupation avait plutôt été une intersyndicale) « avec des délégués de chaque secteur choisis par les travailleurs eux-mêmes ».
Vu la situation dans le pays (reprises partout et attaque des CRS à Flins), l'assemblée générale de discussion des grévistes avait conscience que le gouvernement mais aussi les dirigeants syndicaux et les représentants des partis de gauche pesaient pour la reprise. Ils n'en furent pas moins surpris de voir débarquer à 3 heures du matin des centaines de CRS. Les ouvriers se défendirent au corps à corps contre des assaillants cherchant l'affrontement.
L'agressivité des CRS était manifeste et des travailleurs d'autres entreprises se joignirent à la lutte. Les CRS occupaient l'usine, mais ils étaient désormais assiégés par les ouvriers. Les policiers n'en sortaient que pour repousser la foule et recevaient alors cailloux et billes d'acier.
Les syndicats et les dirigeants de gauche organisèrent une manifestation de protestation contre les violences policières. Mais, arrivés devant l'usine, les manifestants la prirent d'assaut. Des ouvriers commencèrent à secouer un command-car de CRS. Paniqués, les CRS armés de mousquetons se dégagèrent en tirant, tuant un ouvrier. La colère monta d'un cran. Les ouvriers poursuivaient les CRS qui, en s'enfuyant, jetaient derrière eux des grenades offensives. Deux travailleurs perdirent un pied, un autre fut amputé d'un bras et il y eut de nombreux blessés. Un deuxième ouvrier fut tué, le souffle d'une grenade l'ayant fait tomber d'une palissade.
Le 11 juin, les CRS se retiraient. La grève se prolongea jusqu'au 19 juin, mais l'usine n'était plus occupée. En reprenant le travail, les ouvriers de Peugeot avaient tous en tête le souvenir de leurs camarades morts, Pierre Beylot et Henri Blanchet.

Une combativité ouvrière intacte

En envoyant ainsi les CRS contre les ouvriers de Flins et de Peugeot, le gouvernement entendait faire une démonstration de force, destinée à la fois aux travailleurs qui restaient en grève et à l'électorat réactionnaire.
Ayant choisi de ne gêner en rien la campagne électorale et de pousser partout à la reprise du travail, la CGT (et avec elle le PCF) comme les autres centrales syndicales avaient abandonné les grévistes de chaque entreprise à leurs seules forces. L'échec des CRS à mettre fin aux occupations d'usine à Renault Flins et à Peugeot Sochaux souligna donc qu'en Mai 68, ce n'était pas la combativité des travailleurs qui manquait à l'appel, mais une direction ouvrière indépendante décidée à aller jusqu'au bout des possibilités du mouvement.
En refusant de reprendre le travail sous la menace policière, les travailleurs de Renault Flins et de Peugeot Sochaux imposèrent au gouvernement de retirer ses CRS. Le prix à payer fut élevé puisqu'un lycéen trouva la mort à Flins et deux ouvriers à Sochaux mais, dans ces deux usines, la combativité ouvrière put s'exprimer, et elle resta élevée les années suivantes.
Cela montra aussi que la majorité des grévistes de Mai 68 attendaient plus que ce que les directions syndicales avaient accepté à Grenelle. D'ailleurs ceux qui prolongèrent leur lutte obtinrent souvent un peu plus. Mais, surtout, ils mirent en évidence une leçon qui est toujours valable. La grève est par excellence l'arme des travailleurs mais, s'ils ne veulent pas que leur action soit dévoyée comme elle l'a été en 1968 par des dirigeants qui ne voulaient surtout pas remettre en cause l'ordre bourgeois, les travailleurs doivent la contrôler de bout en bout. Car, comme le disait Karl Marx, « l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » !
 

Jacques Fontenoy, "Lutte ouvriére" N. 2079, 6 giugno 2008